Récit de Lucien Hasley:
Le 6 juin, mon frère Bébert a eu un très gros mal de tête d'origine inconnue, et en raison de tous les événements du jour J, avec des parachutistes descendant dans le ciel et des combats acharnés tout autour des maisons de Port-Filiolet, mes parents n'ont pas pu contacter le médecin. Le matin du 7 juin 1944, Papa rencontra un voisin. Cette famille était restée dans la maison, à 100 m. De nous. Mon père lui a dit qui nous étions et lui a expliqué que maintenant notre problème le plus important était la santé de mon frère Bébert. Yvette répondit qu'elle avait plusieurs Américains blessés dans sa maison ainsi qu'un infirmier.
Le soldat a posé son arme, a enlevé son casque et aussi sa tunique, le tout dans le but de ne pas effrayer l'enfant de 9 ans à son réveil. Il s'agenouilla près du matelas et examina Bébert qui se réveilla. Nous ne saurons jamais ce qu'il a diagnostiqué. Il a donné des comprimés que Bébert devrait prendre avec un verre d'eau. Puis il remit son uniforme, saisit son arme et se dirigea vers la porte, accompagné d'Yvette. Sur le seuil, il se tourna vers nous et nous fit comprendre que nous ne devions pas rester dans cette maison car c'était dangereux. Les Allemands du village d'Angle avaient peut-être vu le parachutiste entrer et sortir, et tireraient sur la maison. Il a ajouté "Je reviendrai demain pour voir le petit garçon malade". Yvette était heureuse de nous avoir apporté un peu de réconfort. Elle est partie avec le soldat pour rejoindre les blessés chez elle.
Dans la nuit du 7 au 8 après minuit, un camion rempli d'Allemands s'est arrêté devant la maison d'Yvette Laisney. Ils ont frappé à la porte. Le médecin américain a tout de suite compris le danger. Avant d'ouvrir une porte dérobée menant au jardin, il a mis M. et Mme Laisney, Yvette et les 2 Américains blessés assez en forme pour marcher, partir. L'un s'appelait Wogan . Bien que gravement blessé et couvert de pansements, il réussit à se glisser dans la maison du voisin Leforestier, qui abritait déjà plusieurs familles du village dont la famille Hasley. Il frappa à la porte et malgré le danger (les Allemands furent engagés par les parachutistes à 100 m. De là). Wogan a passé la nuit avec les civils. L'autre blessé s'appelait Melvin Pommerening.
Le personnel médical ouvrit alors la porte à l'ennemi. Il fut aussitôt frappé dans le dos par une baïonnette. Les Allemands ont tué le lieutenant Johnson, trop gravement blessé pour s'échapper. Puis, furieux, ils ont lancé 2 grenades incendiaires dans la maison. Ils ont ignoré le fait qu'ils étaient observés par des parachutistes cachés autour qui ont immédiatement ouvert le feu; 5 Allemands sont restés au sol avec 2 parachutistes. Les autres membres du groupe ennemi regagnèrent précipitamment le camion et repartirent à toute vitesse en direction ouest vers le village d'Ais.
Les Allemands dans ce camion étaient venus poser des mines au carrefour de la route de la Prusse. Pourquoi se sont-ils arrêtés devant la maison? Pendant longtemps Yvette se posa la question: avait-elle été trahie par les villageois? Quant à notre «infirmier», malgré ses blessures, il s'est traîné loin de la maison en feu aidé par Yvette et peut-être d'autres civils, de l'autre côté de la route loin des flammes. Il avait assez de force pour ramper près de 2 autres parachutistes américains tués lors de la fusillade avec les Allemands. Le malheureux soldat perdait son sang au bord de la route sans qu'on puisse rien faire pour lui, lui qui avait risqué sa vie pour venir voir Bébert. Nous n'oublierons jamais cet homme qui, après avoir examiné mon frère, nous avait conseillé de quitter la maison. En fait, le lendemain, un obus est tombé dessus, mais nous étions tous déjà partis. Le médecin est décédé le 8 juin des suites de ses blessures. Yvette est restée jusqu'au bout à côté du mourant, accompagnée d'un autre parachutiste qui a donné une dernière cigarette à son camarade.
Un jour du printemps 2016, Mme Susan Eisenhower visitant la Normandie avec d'autres personnes, est passée par Picauville. Elle s'arrêta devant le mur et discuta avec Lucien Hasley. L'histoire du «médecin» assassiné et de la pierre toujours en attente d'un nom l'a bouleversée. Elle a décidé de prendre les choses en main. De retour aux USA grâce à ses nombreux contacts, elle n'a pas mis longtemps à trouver une piste. Elle a même pris contact avec le fils supposé du «médecin» afin de vérifier certains détails. Et la solution a été trouvée à Picauville avec Lucien Hasley le 4 juin 2016. Mme Susan Eisenhower, accompagnée des généraux Townsend et Ray, a montré à Lucien Hasley une photo de l'ordonnance médicale: il s'appelait Frank Mackey. Aujourd'hui, Lucien Hasley a terminé l'œuvre de sa vie. La première pierre qu'il avait posée 30 ans plus tôt était la dernière à être inscrite. Le nom qu'il recherchait avec tant de ferveur pendant 72 ans craignant de ne jamais découvrir le nom de l'infirmier qui, dans le feu de l'action, prit le temps de venir examiner Bébert fut finalement inscrit à jamais sur le «Mur du Souvenir»